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Citation de mimo26


2019

J’arrive porte M.

J’essaye de repousser ces souvenirs qui tambourinent dans mon crâne, les uns après les autres, comme s’ils voulaient à nouveau défiler, exister, revivre pour de vrai.

Je parviens tant bien que mal à chasser les images d’avant le décollage, en 1999, le passager pour Chicoutimi, Flo surexcitée, mais pas complètement les accords de guitare. La partie la plus raisonnable de mon cerveau tente de faire preuve d’autorité : Ma belle, arrête de délirer !

Je range la liste des membres d’équipage dans la poche de mon uniforme et je serpente entre les voyageurs qui attendent. Sagement, pour la plupart. Seuls quelques-uns, plus pressés, ou arrivés trop tard pour trouver un siège libre, commencent à former une ligne devant la porte d’embarquement. Les passagers ne monteront pas dans l’avion avant vingt minutes, pourtant je sais d’expérience que petit à petit, les gens se lèveront pour allonger la file d’attente improvisée, au lieu d’attendre patiemment assis.

J’aurais préféré.

Ça aurait été plus simple pour tous les observer.

Je me sens stupide d’être venue jusqu’à la salle d’embarquement, alors que tous les collègues m’attendent déjà en cabine. A dévisager ainsi chaque passager. Aucun, d’ailleurs, ne vient me demander de renseignements, ni pour Chicoutimi, ni pour nulle part. Mon esprit continue de jouer au ping-pong entre passé et présent, obsédé par les coïncidences entre aujourd’hui et il y a vingt ans : un vol Paris-Montréal, avec Flo, qui décolle porte M, piloté par le commandant Ballain, avant d’enchaîner sur L.A. Je tente une nouvelle fois de me raisonner. D’ordinaire, être hôtesse de l’air ne m’empêche pas d’avoir les pieds sur terre.

Ce n’est pas la première fois que je ressens cette impression d’avoir déjà vécu la même scène, dans le même couloir, à la même porte d’embarquement, dans le même avion, avec les mêmes équipages, et de ne plus savoir quelle heure il est, ni qui je suis, ni où je vais, Pékin, Pointe-Noire ou Toronto, surtout quand les vols se répètent trop rapidement et que les jetlags s’accumulent. Oui, elle est fréquente cette sensation de déconnexion, hors sol, hors temps, après l’enchaînement des nuits de vol, en revenant chez moi.

Mais jamais en partant !

Jamais en arrivant de Porte-Joie après cinq jours de repos.

Malgré moi, malgré ce qui me reste du sens des réalités, je scrute chaque visage dans la salle d’embarquement, et plus encore, je me concentre pour écouter chaque son.

Même si je n’ose pas me l’avouer, pas vraiment, je sais ce que je cherche dans cette salle d’attente surpeuplée.

Une casquette écossaise !

Des cheveux bouclés, peut-être aujourd’hui argentés.

Et à défaut de les trouver, entendre une discrète mélodie jouée à la guitare sèche dans un coin de l’aéroport.

Quelle gourde !

Tout en laissant mon regard inspecter le hall, je tente d’apaiser mon trouble. La Nathalie d’aujourd’hui n’a-t-elle rien compris ? N’a-t-elle pas assez souffert ? La Nathy d’il y a vingt ans ignorait ce qui l’attendait… mais pas la Nathalie d’aujourd’hui ! Je ne vais pas laisser les fantômes venir me tirer les pieds pour trois coïncidences ridicules. La porte M du terminal 2E en 2019 n’a rien à voir avec celle de 1999. Des écrans ont surgi partout, géants aux murs ou miniatures, entre les mains des voyageurs. Certains, pour les recharger, pédalent ou les placent dans des box fermés à clé ! Les salles d’embarquement sont devenues des stations-service où l’on fait le plein de batterie avant de partir.

Mes yeux pourtant, malgré moi, poursuivent leur traque, ils se sont posés au moins trois fois sur chaque voyageur… Les jeunes, stupidement, et ceux de cinquante ans, évidemment… Aucun ne lui ressemble, de près ou de loin. Aucun ne porte de guitare ni aucun autre instrument. Aucun ne joue de quoi que ce soit pour les autres. Chacun possède sa propre musique et l’écoute en silence, branché sur ses propres écouteurs.

Le dieu farceur doit avoir épuisé son stock de blagues. Le passé ne revient jamais, même si la vie est truffée de souvenirs qui viennent vous chatouiller. On ne se baigne jamais deux fois dans la même eau, comme disent les Grecs, les Japonais ou je ne sais quel peuple soi-disant empreint de sagesse. On ne se baigne jamais deux fois dans la même eau, même si elle s’écoule aussi lentement que la Seine au bout de mon jardin. La vie est un long fleuve tranquille, avec une cascade de temps de temps, histoire de provoquer quelques petits clapotis, et surtout de ne pas pouvoir la remonter à contre-courant…

So long, Yl…

— Nathy ?

La voix me sort de ma rêverie. Je me retourne. Flo se tient derrière moi. Uniforme impeccable et chignon blond perlé de gris, quelques rides en plus depuis notre dernier vol pour Kuala l’hiver dernier, mais excitée comme une ado qui va faire son premier tour de moto.

— Nathy, répète Flo, qu’est-ce que tu fais ? Viens vite. Tu ne devineras jamais !

— Quoi ?

— Y a Robert dans l’avion.

Robert ?

Je veux répondre mais le prénom se bloque dans ma gorge.

Robert ?

Tous les traits de mon visage se paralysent. Comme je peux, je m’accroche à ma valise. Flo remarque que je titube, elle éclate de rire et me soutient en posant ses mains sur mes épaules.

— Oui ! Robert Smith, ma grande ! Le chanteur des Cure.Je te jure, il vit encore ! Ils tournent encore, ils sont dans l’avion ! Putain, Nathy, j’ai l’impression d’avoir vingt ans de moins !

.......

J’ai encaissé le choc. En apparence du moins. Les millions de kilomètres passés à somnoler à côté du cockpit aident à fonctionner en mode sourire automatique. J’ai suivi Flo jusqu’à l’Airbus, les jambes en coton, et je me suis appuyée à la carlingue pour accueillir chaque passager de la classe économique, laissant à Flo le soin de s’occuper de la business et de ses ex-stars de la pop anglaise qui jouent au Métropolis, la salle de concert historique de Montréal, dans trois jours. Le lendemain de notre retour.

Mon cœur continue de battre à une vitesse supersonique alors que j’écoute Jean-Max débiter son baratin en prenant l’accent québécois : « Ici le commandant Ballain, attachez vos ceintures les chums, on a fini de gazer, ça va clancher. »

Une bonne blague du pilote fait davantage pour la réputation de la compagnie qu’un bon plateau-repas, paraît-il. Les passagers rient de bon cœur. Les hôtesses qui volent avec Jean-Max pour la première fois aussi, subjuguées par l’humour du commandant poivre et sel. Seuls Georges-Paul, Flo et Sœur Emmanuelle, les plus expérimentés des navigants, jouent les blasés. Georges-Paul envoie un dernier message sur son portable, Flo rajuste son chignon avant de retourner servir le champagne à ses rock stars oubliées, tandis que Sœur Emmanuelle frappe dans ses mains.

Au boulot !

J’exécute la pantomime des consignes de sécurité, affublée de mon masque de Dark Vador, parfaitement coordonnée avec Georges-Paul et Charlotte, ma petite stagiaire protégée. Nous avons intérêt à ne pas nous planter dans la chorégraphie, Sœur Emmanuelle nous surveille avec la raideur d’une maîtresse de ballet. Elle est la dernière des chefs de cabine à considérer que le rappel des consignes présente un intérêt. Je suis certaine que si elle pouvait, elle interdirait les portables, la lecture de magazines et même les conversations privées pendant que les hôtesses les miment. Ou bien elle préviendrait les passagers qu’après l’exposé, y a interro pour vérifier si tout le monde a bien écouté.

Le rappel des consignes de sécurité, sous le contrôle de Sœur Emmanuelle, dure deux fois plus de temps que d’ordinaire, mais permet, petit à petit, aux battements de mon cœur de s’apaiser.

Je continue d’occuper mes pensées en m’activant dans les allées, je rassure un enfant qui pleure, je déplace un voyageur compréhensif pour que deux amoureux séparés puissent voyager ensemble, je m’assois enfin avant que l’Airbus décolle et que Jean-Max annonce « Ostie, restez assis, le char va décoller ! ».

Ma respiration retrouve un rythme normal alors que l’avion s’éloigne de Paris. Georges-Paul précise que nous sommes déjà au-dessus de Versailles. Ceux qui l’entendent se penchent vers le hublot pour vérifier, et confirment, impressionnés.
Je suis à peu près apaisée, je crois, mais la voix de Flo continue de cogner en écho dans mon cerveau : Y a Robert dans l’avion ! Robert Smith, ma grande ! Le chanteur des Cure. Je te jure. Je n’arrive pas à distinguer si ces mots sont ceux d’il y a vingt minutes, ou ceux d’il y a vingt ans. Je n’ai plus envie de jouer au jeu des probabilités, je me contente d’ajouter cette nouvelle coïncidence à la liste des précédentes : un vol Paris-Montréal, piloté par Jean-Max Ballain, accompagnée par Florence… et le groupe Cure au grand complet en business class ! Une seule de ces coïncidences aurait dû suffire à me rendre folle. Peut-être, au fond, est-ce leur accumulation qui m’aide à continuer de chercher une explication, à me dire que je suis victime d’une caméra cachée, ou d’une mauvaise blague, ou d’une hallucination. Que tout ça n’est qu’un simple concours de circonstances, une de ces anecdotes incroyables qui n’arrivent qu’une ou deux fois dans une vie et qu’ensuite, quand tout s’est calmé, on aime transformer en bonne histoire à raconter.

A qui ? A qui pourrais-je la raconter ?

La raconter, ce serait avouer. Avouer l’effroyable. Avouer ma malédiction. Celle que j’ai emmurée, pendant toutes ces années.



L’avion ronronne maintenant, flottant au-dessus d’une mer de nuages. Je me lève, je sers les plateaux-repas, je rapporte des couvertures supplémentaires, j’explique comment on baisse les sièges, comment on éteint les lumières, puis je laisse l’avion se taire. Plonger dans le noir et le silence.
Assise seule à l’arrière de l’appareil, la tête appuyée contre le rideau du hublot, je me perds dans mes pensées. Je me persuade qu’il reste une différence entre le vol de 1999 et le vol d’aujourd’hui, une différenc
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